Être valide n’est qu’un privilège au mieux temporaire : pourquoi vous avez tout intérêt à rejoindre nos luttes maintenant
- Laetitia Rebord
- il y a 5 jours
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Dernière mise à jour : il y a 4 jours

Chaque année, le 3 décembre, la Journée internationale des personnes handicapées nous rappelle l’importance de construire une société plus accessible et solidaire. En France, environ 14 % des adultes – soit 7,6 millions de personnes – vivent avec un handicap ou une perte d’autonomie. Selon les critères retenus, ce chiffre peut même atteindre jusqu’à 12 millions de personnes, près d’un Français sur cinq. Le handicap n’est donc pas un phénomène marginal, il concerne une part significative de la population.
Pourtant, les personnes en situation de handicap continuent de faire face à d’importantes inégalités et discriminations au quotidien. Le validisme – ce système qui érige les personnes valides en norme sociale et relègue les autres au dixième plan – demeure profondément ancré dans nos structures et mentalités. Il se traduit par exemple par le fait que le handicap est aujourd’hui le premier motif de discrimination en France, représentant 21 % des réclamations auprès du Défenseur des droits (devant l’origine à 13 %). Les conséquences concrètes du validisme sont dramatiques : le taux de pauvreté des personnes handicapées atteint plus d’un quart, soit presque le double de celui des personnes valides, et leur taux de chômage reste deux fois plus élevé que la moyenne nationale (15 % contre 8 %).
Presque vingt ans après la loi fondatrice du 11 février 2005 (qui a consacré le principe de « l’accessibilité universelle » et l’égalité des droits), de nombreux engagements restent inachevés. Cette loi ambitieuse prévoyait par exemple de rendre 100 % des bâtiments publics accessibles d’ici 2015, mais en 2023, sur 1,8 million d’établissements recevant du public, seule la moitié environ a entamé une démarche en ce sens. Même constat pour les transports ou les services numériques : le retard accumulé alimente la ségrégation dénoncée par les personnes handicapées. Le chemin vers une société réellement inclusive est encore long.
Face à ce constat, il est clair que la lutte pour les droits des personnes handicapées ne doit pas reposer uniquement sur les premières concernées. Au contraire, toute la société a un rôle à jouer pour combattre le validisme systémique. D’une part par solidarité : nul ne devrait être exclu ou marginalisé en raison d’une différence de capacité. D’autre part par intérêt collectif : une société plus accessible et plus juste profite à tout le monde, y compris aux personnes encore valides.
Il s’agit également d’une question de justice sociale tenant compte de l’intersectionnalité : le validisme s’imbrique avec d’autres oppressions comme le sexisme, le racisme ou la précarité économique. Par exemple, les personnes sexisées handicapées subissent une double discrimination : elles sont plus souvent victimes de violences physiques ou sexuelles. De même, un handicap peut aggraver les difficultés liées à la pauvreté ou à l’origine migratoire. Adopter une perspective féministe intersectionnelle permet de ne laisser personne de côté et de comprendre que certains groupes (personnes sexisées, racisées, LGBTQIA+ handicapées, etc.) sont encore plus vulnérables face au validisme.
Dans ce contexte, à l’occasion de la Journée internationale des personnes handicapées, voici quatre raisons majeures pour lesquelles les valides doivent se mobiliser aux côtés des citoyenNEs handicapéEs.
1. NulLE n’est à l’abri : on peut devenir handicapéE à tout moment
La première raison est simple : chacunE d’entre nous peut devenir une personne handicapée un jour, temporairement ou définitivement. Contrairement à une idée répandue, le handicap n’est pas toujours inné : au contraire, 85 % des handicaps surviennent au cours de la vie. Un accident, une maladie, ou simplement le vieillissement peuvent, du jour au lendemain, faire passer une personne valide dans le handicap. Les statistiques montrent qu’avant 60 ans, environ 7 % de la population présente au moins une limitation fonctionnelle sévère ; après 60 ans, cette proportion grimpe à 24 %.
Autrement dit, le risque augmente avec l’âge : nous vivons de plus en plus longtemps, mais avec l’avancée en âge surviennent souvent des déficiences physiques, sensorielles ou cognitives. Par exemple, plus de la moitié des personnes de plus de 80 ans ont besoin d’aide pour sortir de chez elles, et les trois quarts des plus de 90 ans sont dans ce cas. De même, la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) touche environ une personne sur quatre après 75 ans et une sur deux à partir de 80 ans en France, entraînant une malvoyance plus ou moins sévère. Personne n’est donc « à l’abri » : que ce soit dans dix ans ou dès demain, tout un chacunE peut être confrontéE au cours de sa vie à une situation de handicap.
Concrètement, se mobiliser aujourd’hui pour les droits des personnes handicapées, c’est aussi se protéger soi-même pour l’avenir. En défendant l’accessibilité universelle et des systèmes de soutien inclusifs, on s’assure que tout le monde pourra continuer à mener une vie digne et autonome. C’est un investissement collectif qui, potentiellement, nous bénéficiera à toustes individuellement. Par exemple, militer pour des trottoirs aménagés et des transports en commun adaptés (et fonctionnels), c’est garantir que si un jour vous vous déplacez en fauteuil roulant ou perdez la vue, vous ne serez pas prisonnier de votre domicile. De même, exiger une protection sociale solide (comme l’Allocation Adulte Handicapé, des aides techniques, ou un système de santé accessible) assure qu’en cas de handicap acquis, vous ne basculerez pas dans la précarité. Se mobiliser contre le validisme, c’est faire preuve de prévoyance : au lieu d’attendre d’y être soi-même confrontéE pour changer la société, on anticipe la réalité que le handicap fait partie de la condition humaine. En fin de compte, défendre aujourd’hui les droits des personnes handicapées, c’est s’assurer pour soi et ses proches d’un futur où personne ne sera laissé de côté.
2. Le handicap peut être invisible : des personnes concernées sont dans votre entourage
Deuxième raison : il y a fort à parier que votre famille, vos amiEs ou vos collègues comptent déjà des personnes handicapées, même si cela ne se voit pas. En effet, tous les handicaps ne sont pas apparents : on estime qu’environ 80 % des handicaps sont invisibles ou du moins non immédiatement perceptibles. Troubles auditifs ou visuels légers, maladies chroniques invalidantes, handicaps psychiques, troubles cognitifs ou neuroatypies (dyslexie, autisme, trouble de l’attention…) – de nombreuses personnes vivent avec des limitations qui ne se remarquent pas au premier regard. Par peur du stigmate, beaucoup choisissent d’ailleurs de cacher leur handicap à leur entourage ou en milieu professionnel.
Si vous pensez ne connaître « personne en situation de handicap » dans votre cercle, il est probable que certaines personnes ne vous aient simplement pas dévoilé leurs difficultés, ou même qu’elles ne disposent pas d’un diagnostic formel. Le validisme systémique contribue à cette invisibilité : par crainte d’être réduites à leur handicap, mises à l’écart ou discriminées, de nombreuses personnes concernées préfèrent ne pas en parler. Il en résulte un cercle vicieux : plus le handicap est tu, moins l’environnement s’y adapte, et plus il est difficile à vivre. Briser ce cercle vicieux est l’affaire de toustes. En faisant tomber les préjugés et en adaptant la société, on permet à ces proches “invisibles” de sortir de l’ombre.
S’engager pour les droits des personnes handicapées, c’est donc potentiellement soutenir des personnes qui comptent pour vous, sans même le savoir. Par exemple, militer pour la reconnaissance de la douleur chronique ou de la dépression comme de “vrais” handicaps, c’est aider unE amiE qui en souffre peut-être en silence. Favoriser l’aménagement du temps de travail, c’est peut-être permettre à unE collègue atteintE d’une maladie invalidante de conserver son emploi plutôt que de s’épuiser. De plus, les situations de handicap touchent un large pan de la population au cours d’une vie : un sondage indique que 86 % des Français, valides ou non, éprouvent des difficultés d’accessibilité à un moment donné de leur existence. Autrement dit, presque tout le monde finit par être confronté, pour soi ou unE proche, à des barrières liées à un handicap visible ou caché. En agissant contre ces barrières, vous améliorez la vie de votre entourage actuel et futur. Vous contribuez à créer un climat de bienveillance où chacunE – y compris vos amiEs, collègues ou membres de la famille en situation de handicap – pourra exprimer ses besoins sans crainte et obtenir le soutien nécessaire.
3. Agir aujourd’hui, c’est bâtir un futur soutenant pour nos proches
Le troisième argument met en avant notre responsabilité envers les générations futures et envers nos proches. Se mobiliser maintenant pour une société réellement accessible, c’est préparer un avenir meilleur pour celleux qui nous sont cherEs – nos enfants, nos parents, nos amiEs – qui pourraient à leur tour être concernés par le handicap. Pensons à nos parents et grands-parents : avec l’âge, ils sont de plus en plus susceptibles de perdre en mobilité, en acuité visuelle ou auditive, ou de développer des maladies invalidantes. D’ici 2050, un habitant sur trois en France aura plus de 60 ans (contre un sur cinq en 2005). Offrir à nos aînéEs un environnement accessible, c’est leur permettre de vieillir dans la dignité et l’autonomie. Or, ce que nous mettons en place aujourd’hui en matière d’accessibilité déterminera la qualité de vie de nos proches âgéEs de demain. De la même manière, nos enfants ou petits-enfants peuvent naître avec un handicap ou le développer en grandissant. Chaque année en France, environ 15000 enfants viennent au monde avec un handicap. En vous battant maintenant pour une école inclusive et des services adaptés, vous œuvrez pour que ces enfants-là aient, le moment venu, les mêmes chances que les autres de s’épanouir.
Créer un changement durable nécessite de penser à long terme. Les barrières que nous abattrons aujourd’hui n’auront plus à l’être demain. Par exemple, obtenir dès à présent la mise en accessibilité d’un bâtiment public ou la formation du personnel médical à l’accueil des patientEs handicapéEs, ce sont des avancées qui profiteront pendant des décennies à touTEs celleux qui en auront besoin. En participant aux combats actuels – qu’il s’agisse de rendre les transports publics réellement accessibles, d’appliquer enfin la loi de 2005 dans tous ses volets, ou d’améliorer les aides financières et l’accompagnement – vous garantissez que vos proches n’auront pas à revivre les mêmes luttes plus tard. C’est là tout l’enjeu d’un plaidoyer antivalidiste : inscrire dans la durée des progrès irréversibles. L’histoire des droits des personnes handicapées en France montre que beaucoup d’acquis ont été arrachés de haute lutte (droit à la scolarisation en milieu ordinaire, quota d’emploi de 6 %, obligation d’accessibilité numérique, etc.), mais aussi que les victoires restent fragiles tant qu’elles ne sont pas pleinement appliquées. Notre génération a la responsabilité de consolider ces acquis et de combler les retards, pour que la suivante n’ait plus à se battre pour des choses aussi basiques que se déplacer, vivre, étudier, travailler ou communiquer malgré un handicap – cela devra aller de soi. Militer aujourd’hui, c’est épargner des obstacles à nos proches de demain.
4. L’accessibilité universelle bénéficie à toute la société
Enfin, il faut comprendre que rendre la société plus accessible ne profite pas qu’aux personnes handicapées : tout le monde y gagne. L’accessibilité universelle repose sur le principe du « un besoin pour certainEs, un confort pour toustes » : les aménagements pensés au départ pour répondre aux besoins d’une marge facilitent en réalité la vie de l’ensemble de la population. Un exemple parlant est celui des rampes d’accès et des ascenseurs : indispensables pour une personne en fauteuil roulant, ils sont tout aussi utiles aux parents avec des poussettes, aux livreureuses et déménageureuses chargéEs de colis, ou aux voyageureuses encombréEs de valises. De même, les sous-titres sur les vidéos sont une nécessité pour les personnes sourdes, mais aussi une commodité pour quiconque souhaite regarder un film dans le bruit ou apprendre une langue étrangère. Les portes automatiques, les aménagements urbains (bandes podotactiles au sol, signaux sonores aux feux de circulation), ou encore la généralisation du télétravail et des outils numériques accessibles, sont autant d’innovations qui améliorent le quotidien de tout le monde.
Au-delà du confort individuel, l’accessibilité universelle entraîne des bénéfices économiques et sociaux pour l’ensemble de la collectivité. Par exemple, des lieux accessibles permettent à davantage de personnes de participer à la vie économique : un commerce ou un site web accessible s’ouvre à une clientèle plus large, y compris aux 12 millions de Français en situation de handicap.
Combattre le validisme, c’est aussi remettre en question les normes de productivité et de performance qui épuisent tout le monde – valides compris – dans le monde professionnel. Des conditions de travail aménagées (horaires flexibles, postes ergonomiques, possibilité de télétravailler), initialement conçues pour intégrer des collègues en situation de handicap, profitent en réalité à l’ensemble des travailleureuses en réduisant le stress et les risques d’accident ou de burn-out.
Sur le plan culturel et touristique, une société accessible rayonne plus largement. Une information simplifiée (par exemple en Facile à lire et à comprendre) aide aussi bien une personne avec un handicap intellectuel qu’une personne venant d’un autre pays.
Ensemble, mobilisons-nous contre le validisme
En cette Journée internationale des personnes handicapées, le message est clair : la cause des personnes handicapées est l’affaire de toustes. Il est temps de rejeter le validisme et de s’engager activement pour l’égalité et la justice. Cela peut prendre la forme d’actions concrètes à tous les niveaux : soutenir les collectifs militants, exiger l’application rigoureuse des lois (comme celle de 2005) sur l’accessibilité, interpeller les décideureuses sur les retards inadmissibles, ou simplement adopter au quotidien des attitudes antivalidistes (utiliser un langage non stigmatisant, pratiquer l’entraide, écouter les besoins spécifiques…).
Il est important de rappeler que les personnes handicapées elles-mêmes sont en première ligne de ce combat et doivent rester au centre des décisions qui les concernent. Être unE allié des personnes handicapées, ce n’est pas parler à notre place, mais amplifier nos voix et relayer nos revendications. Les personnes valides ont un rôle crucial à jouer pour dénoncer les injustices quand elles en sont témoins (qu’il s’agisse d’une discrimination à l’embauche, d’une accessibilité bafouée ou de préjugés blessants) et pour sensibiliser leur entourage. La lutte antivalidiste – tout comme les luttes féministes ou antiracistes – a besoin de toutes les bonnes volontés pour faire bouger les lignes.
En conclusion, se mobiliser pour les droits des personnes handicapées n’est pas un acte de charité condescendante, c’est une démarche de justice sociale et de progrès humain.
Sources :
Le handicap en chiffres, Petite Mu, juillet 2025
Journée zéro discrimination : comprendre et lutter contre les discriminations liées au handicap, Mon Parcours Handicap, février 2025
L’accessibilité universelle : un besoin pour certains, un confort pour tous, Ordre des Architectes, avril 2024
Chiffres du handicap en hausse, priorité à l’accessibilité !, Okeenea, 2017
Rapport - L’emploi des femmes en situation de handicap, Défenseur des droits, novembre 2016









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