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Pourquoi j’ai dit non à l'expérimentation d’un dispositif d’Assistance Sexuelle institutionnalisée

Affiche militante sur fond rouge avec au centre une illustration d’un bras violet brisant un lien beige, accompagnée du texte « Pas de tutelle sur nos corps ». À gauche, un dessin montre une personne en fauteuil roulant brisant une fenêtre. À droite, un groupe de quatre personnes, dont une en fauteuil roulant, se tient debout côte à côte, symbolisant la solidarité et la diversité des corps

Cette année, j’ai été invitée à participer à un groupe de travail sur l’expérimentation d’un dispositif d’Accompagnement à la Vie Affective, Sensuelle et Sexuelle destiné aux personnes en situation de handicap, initiative portée par un Conseil départemental français. Les porteurs du projet présentent le dispositif comme un « levier de prévention des violences sexuelles » et proposent d'inscrire une expérimentation de ce service dans la feuille de route nationale. Une tribune co-signée par des associations, éluEs et professionnelLEs, exhorte même le gouvernement à autoriser « un secours sexuel libérateur » pour les personnes lourdement handicapées, assuré par des professionnelLEs forméEs et intégré dans la Prestation de compensation du handicap (PCH).


Après lecture attentive de ces documents officiels, je tiens à expliquer pourquoi j’ai refusé de participer à cette expérimentation. Ce refus n’est pas motivé par une opposition de principe à toute forme d’assistance sexuelle — j’y ai moi-même eu recours dans un cadre respectueux et autodéterminé, auprès d’un travailleur du sexe formé par l’APPAS. En revanche, le modèle institutionnel proposé ne me semble ni juste ni adéquat face aux enjeux réels.


Une critique fondée sur l’expérience et l’observation

Je comprends l’intention qui sous-tend ce dispositif : il part du constat que la sexualité des personnes handicapées est trop souvent passée sous silence ou entravée. Toutefois, il est important de rappeler que des initiatives similaires ont déjà vu le jour ailleurs (notamment en Suisse, en Belgique et en Australie) et que les retours d’expérience ont été très éclairants. Le cadre rigide, institutionnalisé et normatif de ces projets a montré ses limites : les professionnelLEs forméEs dans ces cadres ont très rarement rencontré leur public, et l’offre créée ne correspondait ni aux attentes ni aux réalités des personnes concernées. Autrement dit, malgré de bonnes intentions, une structuration trop institutionnelle tend à créer un dispositif hors-sol qui manque sa cible.


Dans les faits, l’assistance sexuelle relève du travail du sexe. Et dans bien des cas, elle s’avère plus pertinente, plus humaine et plus respectueuse des besoins singuliers lorsqu’elle est assurée par des travailleureuses du sexe (TDS) elleux-mêmes, en dehors de cadres institutionnels standardisés. Personnellement, je préfère avoir recours à unE TDS forméE et libre de ses conditions d’exercice qu’à unE professionnelLE du médico-social mandatéE dans un cadre institutionnel. Ce choix relève de l’intime et doit rester libre et déstigmatisé – il en va de la dignité et de l’autonomie de chacunE.


Ne pas opposer soin et travail du sexe

Il est crucial de ne pas ériger une frontière artificielle, morale et discriminante, entre accompagnement sexuel et travail du sexe. Le travail du sexe est une forme de soin et de relation d’aide. Le séparer artificiellement, le « purifier » sous l’étiquette d’assistantE sexuelLE, revient à invalider une profession légitime, à renforcer la stigmatisation envers les TDS, et à nier la complexité des pratiques de soin, de contact et de désir. Ce clivage relève d’une approche clairement putophobe (hostile aux travailleureuses du sexe) et moralisatrice.


Or, les documents du projet assument explicitement cette séparation. La fiche de synthèse du projet précise vouloir recruter des accompagnantEs sexuelLEs volontaires, issuEs des métiers de l’aide à la personne, dont l’accompagnement sexuel ne serait pas l’activité principale, « avec la volonté déterminée de ne pas recourir à des personnes victimes des circuits prostitutionnels ». En d’autres termes, le dispositif se targue d’exclure les travailleureuses du sexe – qualifiéEs ici uniquement de « victimes » – au profit d'un personnel du médico-social prétendument plus « vertueux ». Cette posture est hypocrite. Elle refuse de reconnaître la valeur du travail du sexe et l’expertise de ses acteurices, tout en prétendant répondre aux mêmes besoins par des moyens édulcorés.

C’est non seulement insultant pour les TDS, mais aussi inefficace : on le voit, par exemple, dans certains pays, que les assistantEs sexuelLEs institutionnalisées peinent à rencontrer la demande réelle, justement parce qu’iels opèrent dans un cadre trop contrôlé et déconnecté des réalités du désir.


En opposant soin et travail du sexe, en voulant à tout prix distinguer l’accompagnement sensuel/sexuel du travail du sexe, le projet de dispositif manque sa cible. Il érige une frontière morale là où devrait primer l’autodétermination des personnes handicapées dans le choix de leurS partenaireS sexuelS. Le travail du sexe n’est ni un dernier recours honteux, ni un mal nécessaire à camoufler : c’est une activité professionnelle légitime qui peut apporter exactement le soutien intime recherché, pour peu qu’on la traite sans stigma. Créer un cadre d’exception « propret » pour éviter d’avoir à reconnaître le travail du sexe n’est rien d’autre qu’une forme d’hypocrisie.


Une réponse glissante aux violences sexuelles

Je veux exprimer également ma vive inquiétude quant à certaines formulations présentes dans la contribution officielle du Conseil départemental en question. Celles-ci suggèrent que les violences sexuelles subies par des femmes handicapées en établissement pourraient être liées à une « privation de vie sexuelle » chez leurs agresseurs. On peut ainsi lire dans le document : « Il est raisonnable de penser que certaines de ces violences sont commises par des corésidents masculins… eux-mêmes soumis à une absence ou à une dénégation de leurs besoins sexuels. L’hypothèse d’un lien entre la privation de vie sexuelle, la frustration et les passages à l’acte mérite d’être objectivée ».


Même énoncée au conditionnel, cette hypothèse est extrêmement dangereuse. Elle revient à naturaliser la violence sexuelle – à la présenter comme une conséquence quasi mécanique d’un « manque » – et donc à déresponsabiliser les auteurs de ces actes.

La même contribution va jusqu’à présenter le dispositif comme un outil de prévention primaire des violences sexuelles, définie comme « en répondant aux besoins sexuels de personnes qui n’ont pas les capacités [...] de vivre une sexualité autonome ». Autrement dit, la solution proposée contre les agressions consisterait à offrir une sorte de soupape sexuelle aux auteurs potentiels.


Ce glissement est grave : les violences sexuelles ne sont pas un simple dérapage dû à la frustration, ce sont avant tout des actes de domination. Elles sont facilitées par des contextes de mise en dépendance, d’absence de contrôle citoyen et d’institutionnalisation – certainement pas par l’absence de rapports sexuels.


La priorité pour protéger les personnes handicapées des violences sexuelles n’est pas de compenser un supposé « besoin sexuel » insatisfait chez leurs pairs masculins, mais bien de démanteler les logiques d’enfermement et de vulnérabilisation structurelle qui rendent ces violences possibles (promiscuité non choisie en établissement, impossibilité de dire non, non éducation sur le consentement, rapports de pouvoir entre personnel et personnes dépendantes, etc.).


En suggérant un lien de causalité entre privation sexuelle et passage à l’acte, les promoteurices du projet frôlent la justification des violences. Personne ne « doit » violer faute d’avoir eu accès à une relation sexuelle tarifée ou assistée. Cette rhétorique dangereuse rappelle tristement l’argument patriarcal selon lequel les hommes, fussent-ils handicapés, violeraient par irrépressible besoin biologique. Je ne peux pas cautionner une théorie qui naturalise la culture du viol sous couvert de pragmatisme.


Les limites d’un cadre institutionnalisé

Le projet de dispositif s’inscrit dans une logique institutionnelle que je considère profondément problématique. En voulant encadrer la sexualité des personnes handicapées par des structures médico-sociales, via des professionnelLEs forméEs, sélectionnéEs et financéEs par les pouvoirs publics, il reproduit un validisme systémique.


Cette approche place la sexualité dans le champ des prestations médico-sociales, à l’image de l’aide à l’habillage ou aux repas, et nie la capacité des premierEs concernéEs à s’autodéterminer dans leurs choix relationnels et sexuels. C’est une logique de contrôle, de surveillance et d’hygiénisation qui infantilise les personnes handicapées au lieu de leur rendre leur pleine autonomie.


Concrètement, la fiche projet illustre bien cette dérive institutionnelle. Elle prévoit qu’un service spécialisé assurera le recrutement, la formation et l’évaluation des accompagnantEs sexuelLEs, puis les mettra en relation avec des personnes handicapées “éligibles” dans le cadre de leur plan d’aide, élaboré par des professionnelLEs de la MDPH. On est bien loin d’une libre rencontre entre deux individus consentants : tout est filtré par l’administration.


Qui sera considéréE comme « éligible » à la sexualité ? Selon quels critères médicaux ou sociaux décidera-t-on qu’une personne mérite ou non ce service ?

Cette gestion technocratique du désir est non seulement absurde, mais aussi offensante.

Ma sexualité – que je sois handicapée ou non – n’a pas à être évaluée, planifiée et prise en charge par un comité d’expertEs. En prétendant répondre aux besoins intimes via une prestation bureaucratique, le projet perpétue la tutelle sur la vie affective et sexuelle des personnes handicapées.


Par ailleurs, ce cadre d’exception voulu par le département révèle une hypocrisie de plus. Incapable de modifier la loi générale qui pénalise le recours au travail du sexe, on crée une expérimentation dérogatoire réservée aux personnes lourdement handicapées.


Dans le projet, il est prévu un financement via « une PCH extra-légale à créer » – c’est-à-dire en dehors du droit commun. Plutôt que de reconnaître aux personnes handicapées le droit ordinaire d’accéder aux services sexuels de leur choix (par exemple en faisant évoluer la législation sur le travail du sexe ou l’utilisation de la PCH existante), on bricole un dispositif parallèle, temporaire, soumis à validation étatique. Ce faisant, on renforce l’idée que la sexualité des personnes handicapées relève d’un traitement à part, d’une faveur qu’on leur concède en marge du droit commun. C’est exactement le contraire de l’inclusion et de l’égalité des droits.


Une perspective politique assumée : handiféministe, antivalidiste, pro-TDS

Ma position s’inscrit dans une perspective handiféministe et antivalidiste, avec une forte solidarité envers les travailleureuses du sexe (pro-TDS). Ce cadre de pensée et d’action repose sur des principes simples mais essentiels : autodétermination, dignité, égalité des droits, refus du contrôle institutionnel sur nos corps et nos désirs.


Je milite pour une société où :

  • Les personnes en situation de handicap ne sont pas sous tutelle affective ou sexuelle, c’est-à-dire que nul n’a le pouvoir de décider à leur place avec qui, quand et comment elles ont des relations intimes.

  • Le travail du sexe est reconnu et respecté comme une activité professionnelle légitime, affranchie de la stigmatisation et des jugements moraux.

  • Les personnes handicapées peuvent avoir recours aux TDS librement, sans que cela déclenche honte ou paternalisme, et surtout sans qu’on leur impose un cadre d’exception pour ce faire.

  • Les politiques publiques s’alignent sur les revendications des personnes directement concernées : fin de l’infantilisation institutionnelle, non-ingérence dans la vie intime, accès à une sexualité choisie, libre et non pathologisée, prise en compte des revendication des TDS.


Plus largement, c’est un changement de paradigme qu’il faut engager. Il faut sortir de la logique de l’exception, du traitement à part, qui considère les besoins affectifs et sexuels des personnes handicapées comme un sujet à gérer à part, avec des protocoles spécifiques.


Plutôt que de créer des dispositifs spécialisés reconduisant la ségrégation (même animés de bonnes intentions), il est urgent d’aller vers :

  • La désinstitutionnalisation réelle et effective des personnes en situation de handicap, pour qu’aucune ne soit contrainte de vivre en établissement.

  • La pleine participation des personnes handicapées à la vie sociale, affective, sexuelle et politique, sur un pied d’égalité avec les autres citoyenNEs.

  • L’accessibilité universelle – y compris de la vie intime – sans conditions, sans dérogations et sans condescendance.

  • La reconnaissance du droit inaliénable des personnes handicapées à décider par et pour elles-mêmes, y compris dans le domaine de la sexualité.


L’égalité ne se construit pas par des protocoles d’exception, mais par la transformation des structures qui aujourd’hui excluent, marginalisent et standardisent les existences. Pour cela, il est impératif de prendre au sérieux la parole et les revendications des personnes concernées, d’écouter leurs pratiques, leurs désirs, leurs choix – même (et surtout) quand ceux-ci échappent aux normes institutionnelles ou dérangent les idées reçues.


Il ne s’agit pas de rejeter en bloc toute forme d’intervention ou de soutien dans la vie intime. Il s’agit de refuser les dispositifs verticaux, aseptisés et hors-sol, qui prétendent répondre à une demande sans écouter véritablement celleux qui vivent ces réalités. Aider à la vie affective et sexuelle, oui – mais pas sans, ou contre, l’avis des personnes concernées, et certainement pas en niant leur capacité à savoir ce qui est bon pour elles.


Mon refus est un acte militant

Je reste bien entendu disposée à échanger et à contribuer à l’élaboration de solutions, mais dans un cadre horizontal, sincère, ouvert aux controverses politiques, féministes et antivalidistes.


En revanche, je ne peux participer à un projet qui, malgré ses ambitions affichées de progrès, s’inscrit dans une logique de contrôle, de normalisation et d’exception. Un projet qui risque in fine de renforcer l’invisibilisation et la précarisation des personnes concernées, en lieu et place de leur empowerment.


Mon refus de collaborer à l’expérimentation de ce dispositif n’est pas un refus du dialogue – c’est au contraire un appel à repenser radicalement notre approche de la sexualité et du handicap. Plutôt que de bricoler une solution à part, écoutons les personnes handicapées elles-mêmes, faisons confiance à leur autonomie, et osons reconnaître la pleine légitimité de leurs désirs, de leurs choix et des métiers qui peuvent les accompagner. C’est ainsi, politiquement, que nous ferons réellement avancer la cause d’une sexualité libre, digne et autodéterminée pour toustes.

 
 
 

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