L’assistance sexuelle n’a pas besoin d’exception : histoire, définitions, et pourquoi la distinguer du travail du sexe est putophobe
- Laetitia Rebord
- 21 oct.
- 8 min de lecture
Dernière mise à jour : 23 oct.

Reconnaître la sexualité des personnes handicapées ne passe pas par une « exception » morale ou juridique : cela passe par la reconnaissance du travail du sexe, de l’autodétermination et d’un cadre de droits. Créer un statut séparé d’« assistantE sexuelLE » revient à hiérarchiser les sexualités et les personnes — et à perpétuer la putophobie.
Définir les termes sans euphémisme
On range sous « assistance sexuelle » des réalités très hétérogènes :
Accompagnement éducatif/auto-érotique : éducation à la vie affective et sexuelle, exploration du corps, conseils, aides techniques (positions, accessoires, dispositifs adaptés), sans acte sexuel partagé.
Cadre thérapeutique : ce qui descend de la surrogate partner therapy (SPT), où unE « partenaire substitut » travaille de concert avec unE thérapeute sur des objectifs psychosexuels. Historiquement, cette approche s’ancre dans les travaux de Masters & Johnson et se structure avec l’IPSA dans les années 1970.
Prestation érotique/sexuelle rémunérée : interactions pouvant inclure nudité, toucher, masturbation assistée, voire rapports sexuels consensuels. C’est, de fait, du travail du sexe.
Ces trois dimensions se recoupent en pratique. Les frontières sont poreuses : une même personne peut proposer une palette d’accompagnements, du conseil à l’acte sexuel, selon les besoins et le consentement. Ce continuum rend artificielle l’idée d’une catégorie « assistance sexuelle » séparée du travail du sexe : on parle d’un service sexuel rémunéré. Le dire franchement permet d’en sortir par le haut : par le droit au travail, la sécurité, la santé et l’autonomie.
Brève histoire internationale : des labos de sexologie aux politiques publiques
Années 1959–1970 (États-Unis) : Masters & Johnson posent les bases d’une sexothérapie active, et la SPT devient un outil clinique encadré ; l’IPSA (1973) structure formation/éthique.
Années 1990–2000 (Europe) : les débats lient handicap, droits sexuels et travail du sexe. Dans plusieurs pays où le travail sexuel est légal, l’« assistance » se connecte pragmatiquement sur l’existant : formations spécifiques, réseaux d’orientation, dispositifs de mise en relation.
Suisse : pionnière en francophonie. Longtemps, la SEHP a formé des assistantEs ; depuis sa dissolution en 2022, des acteurs comme Corps Solidaires maintiennent des formations et un réseau d’accompagnement sensuel/sexuel, sans statut juridique d’exception : on assume qu’il s’agit d’une pratique dans le champ du travail sexuel.
Tendance globale : les réseaux internationaux de travailleureuses du sexe (NSWP) défendent une approche par les droits, la protection sociale et la fin de la stigmatisation — contre les effets délétères des politiques répressives.
À chaque fois que l’on sort de l’idéologie et qu’on regarde les pratiques, l’assistance sexuelle s’inscrit naturellement dans le travail du sexe (quand il y a prestation sexuelle rémunérée). Les pays qui s’en sortent le mieux ne créent pas d’« exception liée au handicap » : ils travaillent l’encadrement, la formation, la réduction des risques et les droits.
France : le blocage par l’exceptionnalisme et la putophobie d’État
Depuis la loi du 13 avril 2016, la France est sur une ligne abolitionniste de la prostitution : pénalisation de l’achat d’actes sexuels, parcours de sortie, abrogation du racolage.
Sur l’assistance sexuelle, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE) (2021) reconnaît des besoins réels, mais reste réservé et renvoie au politique ; il n’ouvre pas la porte à une légalisation claire d’actes sexuels rémunérés. En 2023, le Conseil National Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH) a plaidé une expérimentation encadrée (cahier des charges, comité d’éthique, financement public), relançant de vifs débats.
Surtout, l’espace public français projette une exception « handicap » : on criminalise le travail sexuel, puis on propose une niche morale pour les personnes handicapées. Les associations abolitionnistes la défendent parfois comme « cheval de Troie » à repousser ; ironiquement, c’est bien une exception qu’elles entretiennent en invisibilisant les droits des travailleureuses du sexe.
Or les données de terrain documentent les effets pervers de la loi 2016 : clandestinisation, violences accrues, instabilité, obstacles à la santé. La Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) a validé la loi en 2024, mais même les associations de santé et droits alertent sur ses impacts négatifs.
Ce que révèle ce cadrage :
On refuse de reconnaître que l’assistance sexuelle rémunérée est un travail du sexe, donc on empêche d’outiller les personnes (formations, sécurité, reconnaissance professionnelle).
On oppose artificiellement deux groupes déjà stigmatisés (personnes handicapées/travailleureuses du sexe) au lieu d’articuler leurs droits communs : consentement, sécurité, autonomie, non-discrimination.
Suisse : une pratique assumée (sans fard moral)
En Suisse romande, la pratique s’est construite par la société civile : formations, chartes, accompagnements, réseau d’intervenantEs (dont des professionnelLEs du sexe forméEs à l’accompagnement du handicap). Après la SEHP (dissoute en 2022), Corps Solidaires ou des sexopédagogues spécialisées poursuivent le travail. Pas d’exception juridique : on assume que la prestation, quand elle est sexuelle et rémunérée, relève du travail sexuel, avec tout l’outillage de réduction des risques et de déontologie professionnelle.
Cette approche pragmatique évite le discours moral obsessionnel : pas de glorification de l’« assistantE » tout en condamnant la « pute ». Il y a des personnes qualifiées, qui travaillent avec des personnes handicapées, selon des règles claires. Point.
Pourquoi créer une « exception handicap » est putophobe
Hiérarchie morale et dégradation symbolique du métier.
Dire « ce n’est pas du travail du sexe, c’est de l’assistance » sert à rendre acceptable, pour le grand public, une pratique déjà faite par des travailleureuses du sexe. On valorise une version « noble » du même travail et on jette la version « non noble » aux chiens de la pénalisation. C’est de la putophobie : ça refuse de nommer et de respecter le métier, sauf quand il sert un public « qu’on juge digne ». Le STRASS dénonce de longue date cette hypocrisie et l’avis du CCNE qui la renforce.
Effets matériels : plus de risques, moins de droits.
En France, la pénalisation des clients et la répression font monter les risques (isolement, violences, précarité). Les enquêtes de Médecins du Monde, corroborées par un large front associatif, l’ont documenté ; criminaliser n’a pas supprimé la demande, mais a dégradé les conditions de travail et d’accès aux soins.
Maintenir l’exceptionnalité pour le handicap ne protège personne : cela empêche d’ouvrir des formations et des standards pour toutes et tous, et prive les personnes handicapées d’un vivier professionnel compétent et visible.
Diviser pour mieux stigmatiser.
L’exception isole les personnes handicapées dans une case victimaire (« on vous tolère parce que vous êtes vulnérables ») et instrumentalise le travail sexuel (« on le tolère seulement s’il sert les handicapéEs »).
Les recherches récentes sur les intersections entre putophobie et validisme montrent comment le contrôle moral (et numérique) frappe d’abord les plus marginalisé·es, y compris les TDS handicapéEs.
Faux débat sur la “protection” : la meilleure protection, ce sont des droits.
Les réseaux internationaux (NSWP) et les organismes de santé soulignent que la stigmatisation et la criminalisation nuisent à la santé, à l’accès aux services, à la protection sociale — l’inverse du but affiché. Seule une approche par les droits réduit les risques.
Pratique, consentement, sécurité : comment faire mieux (ici et maintenant)
Même dans un cadre légal hostile, on peut améliorer la réalité des personnes handicapées sans produire d’exception putophobe :
Nommer clairement le travail
Cesser d’inventer des euphémismes : lorsqu’il y a prestation sexuelle rémunérée, on parle de travail du sexe. On peut distinguer, dans le continuum, les interventions éducatives/auto-érotique (sexualité adaptée, dispositifs, positions, outils) des actes sexuels partagés. Mais juridiquement et socialement, la seconde catégorie relève du travail du sexe.
Former et reconnaître
Mettre en place des programmes de formation à l’accompagnement du handicap pour les professionnelLEs du sexe qui le souhaitent : consentement et communication adaptés (autisme, TCC, aphasie), toucher non dangereux (spasticité, douleurs neuropathiques), positions et supports, matériel adapté, lecture des contre-indications. La Suisse a développé ce type de savoir-faire de manière associative et professionnelle ; c’est reproductible.
Créer des référentiels de réduction des risques spécifiques
Guide matériel (surfaces, coussins, sangles, fauteuils, transferts), hygiène/antisepsie, gestion de la douleur et de la fatigue, signaux d’arrêt non verbaux, protocoles post-séance (débrief, limites). Des ressources existent ; il faut les traduire/adapter aux réalités locales.
Garantir l’accès aux droits et à la santé
Arrêter de criminaliser la relation financière entre clientE handicapéE et TDS — c’est l’obstacle n°1 à la sécurité, à la traçabilité, à la prévention, à l’orientation vers des pros forméEs. Les évaluations de la loi 2016 montrent ses dommages collatéraux.
Écouter les premierEs concernéEs
Les collectifs de TDS et de personnes handicapées doivent co-écrire les politiques. En 2023, le CNCPH a proposé une expérimentation avec cahier des charges et comité d’éthique : si on veut se diriger là-dessus, qu’on la relie explicitement au travail du sexe, sans fiction morale, et qu’on co-construise avec les TDS.
Répondre aux objections fréquentes
« Mais l’assistance, c’est du soin, pas du sexe tarifé »
Parfois oui (éducation, accompagnement auto-érotique). Mais dès qu’il y a acte sexuel partagé rémunéré, on est dans le travail du sexe. Les approches thérapeutiques type SPT ont leur histoire et leur déontologie — elles n’invalident pas la réalité sociojuridique de la prestation. Les confondre entretient la confusion et empêche les bonnes protections au bon endroit.
« Créer une exception protège les personnes handicapées »
Faux. Cela restreint l’offre (qui osera se former/afficher ?) et fragilise celleux qui travaillent en dehors de la niche administrée. Les droits protègent ; la stigmatisation met en danger.
« La loi 2016 protège les personnes prostituées »
Les données de terrain, les témoignages et les évaluations indépendantes documentent l’inverse : violences accrues, santé dégradée, moins de pouvoir de négociation. Protéger, c’est décriminaliser et outiller.
France vs Suisse, deux visions d’un même acte
France : le droit pénalise le client (2016) et rend impossible la reconnaissance d’une prestation sexuelle rémunérée comme métier. Le CCNE reste frileux, le CNCPH propose une expérimentation, le gouvernement réaffirme l’abolitionnisme (2024). Résultat : hypocrisie structurelle et mises en danger.
Suisse : pratique assumée par le bas (formations, chartes, réseaux), sans statut à part. La disparition de la SEHP n’a pas mis fin à l’écosystème ; il s’est reconfiguré (Corps Solidaires, sexopédagogues spécialisées). C’est cohérent : l’« assistance » sexuelle est un segment du travail du sexe, doté de compétences spécifiques.
Politique publique : ce qu’il faudrait faire si on prend au sérieux l’autonomie
Sortir de l’exceptionnalisme : reconnaître la continuité des pratiques et cesser la fiction d’un « métier moralement supérieur ».
Décriminaliser et sécuriser : sans cela, pas de formation à grande échelle, pas de standard de qualité, pas d’orientation sereine.
Financer l’accès : si on finance des services à la personne et des aides techniques, pourquoi pas, sous conditions strictes de consentement et de déontologie, des prestations sexuelles pour celleux qui le demandent ? L’important n’est pas d’imposer, mais de laisser le choix et de protéger.
Co-gouverner avec les concernéEs : personnes handicapées, TDS, pros de santé sexuelle, chercheurs, associations de réduction des risques.
L’alliance plutôt que l’exception
Opposer les droits des personnes handicapées à ceux des travailleureuses du sexe est une impasse.
La voie progressiste, féministe et antivalidiste consiste à :
assumer que l’assistance sexuelle rémunérée est du travail du sexe ;
dé-stigmatiser et dé-criminaliser pour protéger et former ;
co-construire des standards de consentement, de sécurité et de qualité.
Créer une exception, c’est putophobe : cela nie l’agentivité des TDS, paternalise les personnes handicapées, et fabrique une niche morale à l’intérieur d’un système répressif. Nous pouvons faire mieux : par les droits, par la confiance, par la formation, par la solidarité entre minorités opprimées.
Lexique
Assistance sexuelle : terme fourre-tout qui désigne des accompagnements allant du conseil éducatif à l’acte sexuel partagé rémunéré.
Travail du sexe (TDS) : prestations sexuelles consensuelles et rémunérées, au sens large (escort, porno, webcam, domination, etc.).
SPT (surrogate partner therapy) : dispositif thérapeutique encadré (triade clientE / thérapeute / partenaire substitut), historiquement états-unien.
Putophobie : système de stigmatisation et de déshumanisation des TDS, s’exerçant via les lois, la police, les plateformes numériques, la santé, etc. — percutant d’abord les TDS les plus marginalisé·es (sans-papiers, trans, raciséEs, handicapéEs).









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