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Chroniques de validisme ordinaire #2 – Le petit fauteuil barré sur Google Maps

Capture d’écran d’une fiche Google Maps d’un restaurant avec la mention “Restaurant de spécialités alsaciennes”, sa note et sa gamme de prix. Un pictogramme bleu de fauteuil roulant barré, entouré en rouge, est mis en évidence pour indiquer que l’établissement n’est pas accessible aux personnes en fauteuil roulant. En bas, une carte avec plusieurs repères rouges est visible.

Vous l’avez sûrement déjà vu, sans même y prêter attention : ce petit pictogramme représentant un fauteuil roulant… barré.


Sur Google Maps, il indique que tel lieu — restaurant, bar, salle de concert, musée, boutique ou autre — n’est pas accessible aux personnes handicapées. C’est devenu un simple détail visuel pour la plupart. Pour moi et tant d’autres, c’est un panneau d’interdiction. Un « Tu n’as pas ta place ici ».


Et ce qui me révolte, c’est que ce petit logo barré est parfaitement accepté. Pire encore : il est intégré dans notre quotidien, comme si c’était normal.

Voilà comment une discrimination systémique se fond dans le paysage sans que personne ne s’en émeuve.


En France, l’exclusion est légale

En France, il est tout à fait possible d’ouvrir un lieu public – bar, restaurant, lieu de loisirs, d’événementiel ou autre – sans qu’il soit accessible aux personnes handicapées.

Malgré les lois, les dérogations pleuvent. Les sanctions ? Quasiment inexistantes. Alors pourquoi s’embêter à rendre son lieu accessible ?


Loi de 2005 : une promesse sans (vraie) réalité

La loi n° 2005-102 du 11 février 2005 est présentée comme le texte fondateur de l’égalité des droits pour les personnes handicapées. Elle affirme le principe : les lieux publics, la voirie, les transports, le cadre bâti doivent être accessibles à toustes.


Mais dans les faits, c’est une promesse souvent trahie. Des milliers d’établissements restent inaccessibles ; la loi invite les collectivités à initier des plans de mise en accessibilité, mais sans calendriers contraignants ni sanctions fortes.


Une étude récente indique que, parmi les 800 000 établissements de proximité (commerces, cafés, restaurants, hôtels), 560 000 ne sont toujours pas conformes.

Alors, comment l’état français peut-il continuer à laisser exister un si gigantesque déficit d’égalité ?


Les dérogations : le cœur du problème

Car voilà ce qui permet l’injustice de perdurer : les dérogations.

Un ERP (Établissement Recevant du Public) situé dans un bâtiment existant peut demander à ne pas appliquer certaines normes d’accessibilité, sous réserve de motifs justifiés.


Les motifs officiellement admis sont quatre :

  1. Impossibilité technique – la structure du bâtiment, la configuration du terrain, l’environnement rendent le projet impensable

  2. Contraintes liées à la conservation du patrimoine – si le lieu est classé ou dans un secteur patrimonial

  3. Coût disproportionné – si le coût des travaux serait disproportionné par rapport aux bénéfices attendus

  4. Refus de la copropriété – lorsque l’établissement est en immeuble collectif et que la copropriété refuse les travaux dans les parties communes


Mais il y a pire : en pratique, ces motifs sont souvent brandis comme des excuses, des armes rhétoriques, des passe-droits. Et dans les faits, près de 75 % des demandes de dérogation rien qu’à Paris sont acceptées.


Dans le même temps, qui vérifie la justesse du motif ? Qui contrôle le « coût disproportionné » ? Qui scrute si la « conservation du patrimoine » est un bon prétexte ou un masque ?


Le régime de l’impunité

Même quand des dérogations sont accordées, peu de choses obligent à reconsidérer la situation après. Le dispositif est souvent permanent, sans durée limite incontournable.


À cela s’ajoutent des dispositifs de report : les Ad’AP (Agendas d’Accessibilité Programmée) permettent d’étaler les travaux sur des années, voire jusqu’à 9 ans dans certains cas.


Quant aux sanctions, elles sont faibles, peu appliquées, rarement dissuasives. Le discours administratif reste : « on encourage, on accompagne, on incite » — jamais « on oblige ».


Ainsi, derrière ce fauteuil barré, ce n’est pas le manque de volonté des gestionnaires : c’est le cadre légal lui-même qui leur accorde des fuites, des soupapes, des impunités.


Une charge mentale épuisante

Résultat : nous, personnes handicapées, devons systématiquement vérifier si les lieux où nous sommes invités, où nous voulons sortir, sont accessibles.


J’ai pris l’habitude d’aller vérifier sur Google Maps. Sous la violence de ce logo, ça parait pratique : un petit fauteuil indique l’accessibilité. S’il est barré, c’est que l’accès n’est pas garanti.

Mais même ça n’est pas fiable. Parfois, le lieu se déclare « accessible »… et j’arrive pour découvrir une marche infranchissable. Parce que pour certains, « une seule marche et des passages de porte étroits, ce n’est pas vraiment inaccessible ».


Ce n’est pas une anecdote, c’est un quotidien. Et chaque fois que je vois ce fauteuil barré, c’est un rappel violent : tu n’as pas le droit d’entrer ici.


Une discrimination devenue banale

Posez-vous une question simple :

Accepteriez-vous qu’un lieu affiche un logo avec une silhouette noire barrée ? Ou une personne avec un voile barrée ? Ou un drapeau arc-en-ciel barré ?

J’espère bien que non. Parce que nous savons, collectivement, que ce serait profondément raciste, sexiste, homophobe.


Mais alors pourquoi l’interdiction d’accès aux personnes handicapées est-elle considérée comme « normale » ?

Pourquoi ce fauteuil barré ne choque-t-il personne ?

Pourquoi continuez-vous à fréquenter ces lieux qui sont, de fait, interdits à une partie de la population ?


Et si on boycottait ?

Imaginez un instant que tout le monde refuse d’aller dans les lieux inaccessibles. Imaginez la puissance d’un boycott massif.


Les propriétaires trouveraient très vite des solutions, car des solutions existent.

On me dit souvent : « C’est compliqué ». Non. Ce qui est compliqué, c’est de vivre dans une société qui trouve normal d’exclure des gens.


Dès la conception d’un lieu, on peut penser l’accessibilité. Et si ce n’est pas le cas, on peut agir : installer une rampe, adapter les toilettes, repenser les espaces.

Car non, un lieu n’est pas accessible si on peut y entrer mais pas aller aux toilettes.


Accepteriez-vous qu’on vous dise : « Vous pouvez venir, mais vous n’avez pas le droit d’aller aux toilettes » ? Non. Alors pourquoi le tolérer pour nous ?


Regarder ailleurs : les Nordiques et l’exigence de l’accessibilité

Pour comprendre que notre situation n’est pas une fatalité, il faut regarder ce que font d’autres sociétés — celles qui n’offrent pas le choix de l’exclusion.


Culture de l’accessibilité & normes anciennes

Dans les pays nordiques, l’accessibilité n’est pas une option moderne, c’est une norme ancienne. En Suède, par exemple, des recommandations de construction accessibles existaient dès les années 1960.


La planification urbaine et les normes de construction intègrent souvent des principes d’inclusion dès le départ.

L’urbanisme nordique ne conçoit pas le bâti sans penser à la mobilité réduite, à la diversité des corps, à l’égalité d’usage. C’est une dimension constitutive, pas une « sur-couche ».


Réglementations strictes et sanctions réelles

Dans de nombreux pays nordiques, on n’« autorise » pas l’ouverture d’un établissement qui ne respecte pas les critères d’accessibilité. L’exigence est systémique.


Prenez la Norvège : son règlement sur la construction impose que tous les bâtiments publics soient pleinement accessibles à mobilité réduite, déficients visuels ou auditifs.


La loi est claire : les bâtiments publics doivent respecter des critères stricts.

(Alors imaginez qu’on vous dise dans ce pays : « Oui, vous pouvez ouvrir un bar… mais pas si vous ne faites pas vos rampes » — cela ne passerait pas.)


Lorsque l’UE adopte l’European Accessibility Act (EAA), les pays nordiques l’intègrent dans leur droit national de manière constrictive, avec des mécanismes de contrôle et de sanction.


Dans les pays nordiques, la non-conformité n’est pas tolérée — elle mène à des sanctions, des interdictions d’activité ou des injonctions immédiates. Ce n’est pas un privilège ; c’est une obligation collective de respect.


Une culture sociale d’inclusion

Plus encore que des lois, c’est une culture. L’accessibilité est socialement valorisée, défendue, revendiquée.


Dans ces sociétés, ne pas penser l'inclusion, c’est mal construire. C’est mal concevoir.

Et les publics, les associations, les citoyens exigent cette inclusivité — ce n’est pas un luxe : c’est une exigence collective.


Alors bien sûr, ce n’est pas parfait. Il y a encore des défis, notamment avec des bâtiments anciens. Mais le cadre légal met la pression pour que les exceptions soient limitées, temporaires, et justifiées par des impératifs très stricts.


Le validisme n’est pas une fatalité

Si vous pensez que vous n’êtes pas concernéE, c’est précisément que vous faites partie du problème.

Vous baignez dans une société validiste qui, depuis toujours, normalise notre exclusion.

Non, les personnes handicapées n’ont pas à rester chez elles.


Non, elles ne devraient pas supporter cette charge mentale permanente de vérifier, demander, anticiper.

Non, elles ne devraient pas se réjouir d’avoir juste « le droit d’entrer » si elles ne peuvent pas utiliser les lieux comme tout le monde.


Un choix collectif

Ce fauteuil barré n’est pas un détail graphique : c’est un brouillon d’exclusion.

Il témoigne d’une société profondément validiste qui continue de légaliser la discrimination, de tolérer l’injustice, de considérer que certaines existences valent moins.


Mais rien n’est inéluctable.

La colère que vous lisez ici est légitime — mais elle ne suffit pas. Ce qu’il faut, c’est une mobilisation, une conscience collective, une exigence politique.


Parce qu’en réalité, vos corps valides sont éphémères. Tôt ou tard, vous rejoindrez notre communauté.

Ce n’est pas une menace, c’est un fait. Et ce jour-là, vous comprendrez ce que ce petit logo barré veut vraiment dire.


Mais pourquoi attendre d’être concernéE pour agir ?

 
 
 

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